Amis

mardi 5 août 2025

L’affaire Dominici, entre complexité et drame paysan

Lurs, Alpes de Haute-Provence. Au matin du 5 août 1952, sur le bord de la nationale 96, découverte macabre : Jack Drummond, sa femme Anne et leur fille Elizabeth, 10 ans, une famille de touristes anglais qui s’étaient arrêtés pour camper, ont été sauvagement assassinés. Non loin de là, se trouve la ferme des Dominici. Au milieu de la nuit, des coups de feu ont retentis. L’arme, une carabine automatique M1 Rock-Ola, sera retrouvée dans la Durance. Le commissaire Sébeille arrive de Marseille pour mener l’enquête. Sans preuve matérielle, les fausses pistes s'accumulent. L’affaire est complexe : la police piétine; la presse se déchaîne, la porte ouverte à toutes les hypothèses et à bien des supputations. Mensonges, contradictions, révélations tardives… Et aucun élément matériel, si ce n’est l’arme du crime, une carabine Rock-Ola, qui ne dévoilera jamais tous ses secrets. Les enquêteurs se retrouvent sous pression pour résoudre l’énigme : qui a tué les Anglais ? Très vite, l’enquête s’oriente vers les Dominici, une famille de paysans habitant tout près des lieux du crime. Un clan qui a tout pour attirer l’attention sur lui : Gaston, 77 ans, le patriarche bourru, silencieux, autoritaire, sa femme Marie, 73 ans surnommée «la Sardine», il a eu neuf enfants, parmi eux ses fils Gustave, son favori, 33 ans, qui a découvert les corps, et Clovis, 47 ans. Et puis, il y a encore Yvette, l’épouse de Gustave, enceinte d’un deuxième enfant et leur fils Alain, âgé de dix mois. Le commissaire Sébeille accumule pourtant des éléments pour acculer les Dominici, mais, très vite aussi, l’affaire s’enlise : le premier suspect est Gustave, l'un des fils Dominici, qui a repris l'exploitation de la ferme. Il dira tout et son contraire, parfois dans la même journée ! Confronté à son père qu'il a accusé de meurtre, il se rétractera puis l'accusera à nouveau. Clovis, un autre fils Dominici, l'accusera aussi. Si Gustave et Clovis dénoncent leur père Gaston en novembre 1953, celui-ci nie farouchement, formule des aveux invraisemblables la 14 novembre 1953, le répète devant le juge, participe à la reconstitution, mais il précise aussi qu'il se sacrifie pour sa famille et accuse à son tour Gustave. On s'accorda à l’époque à considérer que l'enquête avait été bâclée et que l'instruction avait été menée à charge.

 

Au terme d'un procès ouvert le 16 novembre 1954 qui a marqué tous les esprits par son impact médiatique et les passions qu'il a suscitées, dans une salle comble de la cour d'assises des Alpes-de-Haute-Provence au palais de justice de Digne envahie par une centaine de journalistes empressés et une foule par l'odeur du sang alléchée, où Jean Giono et Armand Salacrou sont venus écouter la famille Dominici faire bloc autour de Gaston, le patriarche sera finalement condamné à mort Le 28 novembre 1954, à l'âge de soixante-dix-sept ans, après douze jours de débats mouvementés. Il parle au procès comme s'il savait la vérité mais sans vouloir la dévoiler lui-même, et clame son innocence. Yvette et Gustave reviennent sur leurs déclarations, seul Clovis tient bon, mais le procès se perd : tous ont dissimulé quelque chose, refusé des évidences, multiplié les revirements. Gaston, dans son box, regarde ses enfants se déchirer, joue tantôt au sourd, tantôt au malin, mais rappelle à l'ordre Gustave quand il le trouve un peu mou. Il n'y a aucun mobile et pas de preuve. On s'émut de la tournure des débats qui avaient souvent ressemblé à une sorte de corrida où l'accusé avait été soumis à un harcèlement sans fin à la manière du taureau traqué dans l'arène. On critiqua l'extrême partialité du président. On s'étonna que le réquisitoire de l'avocat général, plus littéraire que judiciaire – le journal Le Monde parla de «verve éblouissante», de «conteur extraordinaire» –, fut radiodiffusé à l'extérieur de la salle d'audience sans autorisation écrite du président de la cour d'assises et sans que la Cour de cassation, saisie d'un recours sur l'irrégularité du procédé, ne trouve à y redire. On blâma les avocats pour leur manque de combativité et d'à-propos. On incrimina les journalistes d'avoir influencé les investigations et égaré le procès sur des chemins où le goût du sensationnel l'emportait sur la saveur de la vérité. Mais le doute subsiste, l’opinion s’en mêle, à la suite de nouvelles révélations de Gaston Dominici, une nouvelle information judiciaire fut ouverte, mais les nouvelles investigations ordonnées par le garde des Sceaux n'aboutirent à rien en novembre 1956, les conclusions des deux policiers, Chenevier et Gillard, mettaient alors en cause Gustave Dominici, l’un des fils de Gaston, et Roger Perrin, l’un de ses petits-enfants et, en 1957, le président Coty commue la peine en détention à perpétuité, avant d'être gracié par le général de Gaulle le 14 juillet 1960. Gaston Dominici finit ses jours, solitaire et oublié, à l'hospice de Digne où il mourut le 4 avril 1965 en emportant avec lui le secret des crimes.

 

Puis l’affaire Dominici devient un thème à la mode : une vingtaine d'ouvrages et les théories les plus insensées sont proposées. Sébeille ajoute une intrigue sulfureuse à cette histoire. Mais est-il vraiment possible que Gaston Dominici, 76 ans, ait eu une rencontre sexuelle avec Ann, cette jeune lady anglaise ? Certains ont émis l’hypothèse de l’espionnage, y voyant la main du KGB. En effet, l’un des deux Drummond travaillait très certainement pour les services de Sa Gracieuse Majesté. D’autres y voyaient un accident de braconnage… Moins romanesque, certes, mais aussi moins probable. Orson Welles en a tiré un documentaire, et deux films en 1973 avec Jean Gabin dans le rôle de Gaston Dominici, qui colle au plus près de la réalité des faits sans trop la romantiser, et le téléfilm réalisé par Pierre Boutron avec Michel Serrault dan le rôle du patriarche, et Michel Blanc en 2003qui reprend la théorie fumeuse de William Reymond, auteur de "Dominici, non coupable - Les assassins retrouvés" (Flammarion) qui défend la thèse de "l'erreur judiciaire", explicable par "la raison d'Etat dans un contexte de guerre froide et de secret scientifique", le théâtre aussi qui a vu l'affaire Dominici portée sur les planches par Robert Hossein en 2010 dans une pièce de théâtre interactive essayant de coller aux faits qui demande à l’issue de la représentation au public de voter, et dans laquelle l'acteur Pierre Santini incarne le patriarche Gaston Dominici, mais aussi par le Centre Dramatique Occitan en 2017 dans la pièce Moi, Gaston Dominici, assassin par défaut qui se base sur la partialité du procès envers Gaston Dominici, et la bande dessinée en 2010 dans laquelle le scénariste Pascal Bresson et le virtuose du lavis René Follet, se penchent à leur tour sur les faits, et dans ce one-shot à la fois instructif et esthétique, ils donnent leur éclairage sur cette histoire fascinante, tandis que Jean-Louis Vincent, publia en 2016 un livre-pavé dans la mare : "Affaire Dominici, la contre-enquête" aux éditions Vendemiaire, où l'ex-policier rouvrait ce dossier sensible, après quinze ans d'une contre-enquête et selon lui, Gaston Dominici est coupable afin de répondre à la thèse de son innocence aujourd'hui la plus répandue,  n'ont fait que sédimenter diverses hypothèses qui ont transformé cette affaire en l'une des énigmes judiciaires les plus coriaces.

 

Pour aller plus loin, je vous conseille ces lectures qui m’ont beaucoup aidé : Thérèse Armengol, «Entre le droit et la fiction. L’erreur judiciaire à travers quelques grandes affaires criminelles dans le cinéma français», dans Criminicorpus, 2007, et https://journals.openedition.org/criminocorpus/209, Jean-Louis Vincent, Affaire Dominici : La contre-enquête, Editions Vendémiaire, 2016, https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/laffaire-dominici-la-contre-enquete-du-commissaire-jean-louis-vincent_3322215.html, et https://www.ouest-france.fr/societe/justice/justice-affaire-dominici-quelqu-un-connait-la-verite-sur-le-triple-meurtre-c3bb7ad2-1340-11ed-8fd8-ea606a254559, Michel Laval, «J'y suis été» : Actualité de l'affaire Dominici, dans Les Cahiers de la Justice n° 2, Dalloz, 2024/2,  pages 177 à 182, et https://droit.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2024-2?lang=fr, https://www.laprovence.com/article/edition-vaucluse/4385612/nouveau-coup-de-theatre-dans-laffaire-dominici.html, https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/rendez-vous-avec-x/l-affaire-dominici-1900728, https://www.vanityfair.fr/pouvoir/politique/articles/les-derniers-secrets-de-l-affaire-dominici/46759.

 

Merci !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Qu'allons nous voir ici ?

Ce blog s'intéressera avant tout à la question de l'historicité du roi Arthur durant les Dark Ages, une période de grands changeme...